Les prisonniers ukrainiens en Russie attendent que le monde leur vienne en aide

Entretien réalisé le 20 juin 2018 à Kiev par Piotr Andrusieczko, correspondant en Ukraine du quotidien polonais Gazeta Wyborcza.

 
- Je demande de l'aide pour libérer tous les prisonniers politiques détenus en Russie ; par des efforts communs nous pourrions y arriver  - dit la mère de l'Ukrainien Oleksandr Koltchenko, qui a mené une grève de la faim en solidarité avec son compatriote, le réalisateur Oleh Sentsov, en danger de mort après plus de cinq semaines de grève de la faim.

Oleksandr Koltchenko, 28 ans, se trouve depuis quatre ans dans une prison russe. Le 16 mai 2014, ce jeune activiste aux idées anarchistes et antifascistes a été arrêté par le Service fédéral de sécurité (FSB, successeur du KGB), ensemble avec le réalisateur Oleh Sentsov, à Simferopol, capitale de la Crimée annexée. Ils ont été accusés de préparer des attentats terroristes, d'avoir incendié les bureaux du parti Russie Unie de Poutine et d'appartenir à l'organisation ukrainienne Pravyï Sektor (Secteur droit) interdite en Russie. Ils n'ont pas reconnu les faits dont on les accusait.
En août 2015, le tribunal russe à Rostov s/Don a condamné Sentsov à 20 ans et Koltchenko à 10 ans de goulag. Les défenseurs des droits de l'homme les considèrent comme des prisonniers politiques. Koltchenko purge sa peine dans une colonie pénitentiaire à Kopeïsk (oblast de Tchéliabinsk) en Oural. Le 31 mai, il a entamé une grève de la faim en solidarité avec Sentsov, en grève de la faim depuis le 14 mai. Mais vu son état de santé, il l'a suspendue le 7 juin. Sa mère, Larissa Koltchenko, vendeuse dans un magasin à la gare de Simferopol (veuve, elle y habite et travaille toujours), s'est rendue à Kiev le 8 juin pour rencontrer le président Petro Porochenko. Elle espère toujours qu'il sera possible de libérer son fils.

Entretien avec Larissa Koltchenko, mère d'Oleksandr, emprisonné en Russie


Piotr Andrusieczko : Vous avez rencontré le président Petro Porochenko…

Larissa Koltchenko : Cette rencontre s'est tenue à l'initiative des personnes dont les proches sont emprisonnés en Russie. Certaines attendaient ce moment depuis quatre ans. C'est bien qu'un comité soit enfin créé auprès du président pour s'occuper des prisonniers politiques, auquel participeront également les représentants des familles. A mon avis, c'est la grève de la faim d'Oleh Sentsov qui a accéléré la décision de mettre en place ce comité.

Votre fils a également fait la grève de la faim, en solidarité avec lui…

Je l'ai appris par les médias. Ce fut un choc. Ensuite, les défenseurs des droits de l'homme à Tchéliabinsk, qui s'occupent de mon fils, m'ont transmis des informations détaillées.
Sacha se préparait à cette grève de la faim pendant deux semaines. Cela me tourmentait énormément, parce qu'il lui arrivait déjà d'être transféré à l'hôpital pénitentiaire avec un diagnostic d'insuffisance de poids.
J'ai reçu un coup de fil de la Commission sociale d'observation [en Russie, cette commission contrôle le respect des droits de l'homme dans les lieux de détention ; ses représentants collaborent probablement avec la police et la justice], et ils ont exigé que je persuade mon fils d'interrompre la grève de la faim. Je leur ai dit que Sacha prenait ses décisions de manière autonome, et que je ne pouvais que l'épauler. De même, la déléguée russe aux droits de l'homme, qui est venue le voir en prison, l'incitait à interrompre la grève. Elle a accusé les avocats de Sacha de l'avoir poussé à cesser de s'alimenter.
Finalement, Sacha a suspendu la grève vu son état de santé. L'avocat qui l'a rencontré disait qu'il avait maigri d'environ 10 kg, qu'il perdait connaissance et qu'on lui donnait du glucose.

Quand l'avez-vous vu la dernière fois ?

Je suis allée le voir pendant trois jours en octobre. C'est la durée autorisée par la loi pour pouvoir rester avec mon fils. Comme toujours, j'ai essayé de lui apporter quelque chose de bon pour manger. Sacha vit dans une baraque avec 90 autres prisonniers. Pour les familles qui viennent voir les prisonniers il y a dix chambres, avec cuisine et salle de bains communes.
Mon fils m'inonde toujours de questions concernant la maison, les amis, la famille. Il s'intéresse à tout, à la situation en Crimée, en Ukraine et dans le monde. Il ressent un manque d'informations. Il ne sait pas ce qui se passe, bien qu'il lise beaucoup (on lui a permis de s'abonner à la "Novaïa Gazeta" russe). Il a essayé aussi de poursuivre ses études, mais ça n'a pas marché. Mais il apprend l'anglais et fait de la musculation.

Quel est son état d'esprit ?

Sacha c'est quelqu'un de nature optimiste, et il a l'espoir que l'Ukraine ne le laissera pas tomber. Il croit que quelque chose devra changer. C'est impossible qu'il soit obligé de purger simplement toute la peine.

Comment est-il traité par les autres prisonniers et par l'administration de la prison ?

Il sait toujours trouver un langage commun avec tout le monde. C'est quelqu'un de très positif, de non conflictuel. C'est pourquoi il n'a pas de problèmes avec les autres codétenus. Mais l'administration de la prison, c'est autre chose ; là il y a des conflits. On le punit pour la moindre entorse au règlement. Cette année, il a été placé à trois reprises au mitard, deux dimanches de suite à chaque fois. La première fois, parce qu'il ne répondait pas aux gardiens de manière conforme au règlement. La deuxième fois, parce qu'il a lavé ses vêtements carcéraux, mais n'a pas eu le temps de recoudre l'insigne de la prison. Et la troisième fois, avant les élections présidentielles en Russie, lorsqu'il a été déclaré "élément ennemi".

Vous habitez et travaillez en Crimée. Sur quels soutiens pouvez-vous compter ?

Je n'ai pas été victime de persécutions, comme cela fut le cas pour d'autres. Mais en même temps aucun journaliste local n'a essayé de parler avec moi. Seuls les amis de Sacha me soutiennent. Nous nous voyons régulièrement ; ils viennent me rendre visite. Mais de nombreux cousins lointains ont cessé de parler avec moi. A mon travail, les gens ne font que me tolérer, simplement, mais ils ne partagent pas mes opinions ni celles de Sacha.

Comptez-vous sur l'aide de la communauté internationale ?

Je voudrais demander que le monde aide à libérer tous les prisonniers politiques, si nombreux à être détenus en Russie. Par des efforts communs nous pourrions y arriver.
Le plus dur pour moi, c'est que mon fils est en train de passer sa jeunesse en prison. Mais j'espère que son sort pourra changer.


Traduit du polonais par Stefan Bekier
Source en polonais : http://wyborcza.pl/7,75399,23564368,ukrainscy-wiezniowie-przetrzymywani-w-rosji-czekaja-na-pomoc.html
Source en français :  https://blogs.mediapart.fr/stefan-bekier/blog/230618/les-prisonniers-ukrainiens-en-russie-attendent-que-le-monde-leur-vienne-en-aide


Note du traducteur :
Sentsov et Koltchenko sont emprisonnés dans des colonies pénitentiaires dites à régime sévère. Oleh Sentsov – à Labytnangui en Iamalie (district de Iamalo-Nénétsie) en Sibérie de l’Ouest, au nord du cercle polaire, pas loin (130 km...) des tristement célèbres camps staliniens de Vorkouta. Oleksandr Koltchenko - dans la colonie pénitentiaire n° 6 à Kopeïsk, une ville minière dans le district de Tchéliabinsk, près de la frontière avec le Kazakhstan. D’importantes mutineries y ont éclaté en 2012 et depuis, contre un système carcéral basé sur la torture. On peut lire par exemple Libération http://www.liberation.fr/planete/2008/06/11/les-prisonniers-brises-de-kopeisk_73853 , ou RFI http://www.rfi.fr/contenu/20100518-russie-on-torture-prisons-etat, ou encore les infos de l’ONG European Prison Litigation Network http://www.prisonlitigation.org/?p=1262.